Les chaînes technologiques d’aujourd’hui et de demain

Traduit de l’anglais de « Smarter Prisons ? », contribution anonyme envoyée à Return Fire, décembre 2015. Le texte a été légèrement adapté par nos soins pour sa publication en français. Note de Tumult.

Introduction à «  Les chaînes technologiques d’aujourd’hui et de demain », traduction française de « Smarter Prisons ? » parue chez ed. Tumult.

A l’époque où un philosophe essayait de nous mettre en garde contre l’obsolescence de l’homme, résultant de l’industrialisme et du développement de technologies apocalyptiques telles que le nucléaire, il appliquait une méthode précise. Il pratiquait une « critique de l’extrapolation, de l’exagération », car ce n’était qu’ainsi qu’on pourrait se rendre compte de l’énormité des transformations en cours, dépassant largement notre capacité d’imagination. Il n’y a qu’une machine qui peut traiter une donnée telle que des centaines de milliers de morts, l’homme n’a, en fin de compte, pas la capacité de se le représenter, de se l’imaginer. Quelques décennies sont passées, les grandes luttes contre « l’apocalypse », rendue possible et tangible par la prolifération de la technologie nucléaire, se sont éteintes, mais le monde n’a pas pris fin pour autant. L’exploitation a franchi de nouveaux seuils, inimaginables auparavant. L’idée démocrate d’un progrès qui bénéficierait à tous, avec certains décalages dans le temps, est démenti par le contraste entre les mélodies mielleuses des centres commerciaux et les cris de noyade de milliers d’indésirables dans la Méditerranée, entre le ronronnement des congélateurs et des frigos remplis et les bruits industriels dans les camps de production où galèrent des millions d’exploités, entre les rappels constants, mais « pacifiques », des appareils portables et les gémissements d’une faune et d’une flore génétiquement modifiées, contaminées, irradiées, stérilisées, standardisées, digitalisées. Malgré l’adhésion et l’enthousiasme démesurés de la plupart de nos contemporains, le paradis technologique reste une façade, cachant des cruautés qui, on s’en rend bien compte, ne sont pas nouvelles au sens que la cruauté a toujours accompagné l’homme dans son calvaire à travers les siècles, mais qui sont certes de nouvelles dimensions. Et ces nouvelles dimensions sont rendues possibles grâce au développement technologique.

Ce développement technologique n’est pas devenu « autonome » comme une certaine critique anti-industrielle le prétend. Il est totalement et complètement imbriqué dans les rapports sociaux existants, des rapports d’exploitation et de domination. Les technologies qui voient le jour aujourd’hui sont le fruit d’une certaine société, tout comme cette société est à son tour modifiée ou transformée par l’introduction de ces technologies. Il n’y a donc pas un Mal transcendant qui s’amuse à nous pourrir la vie, le Mal est parmi nous, en nous. On le subit et on le produit. Une phrase un peu forte, on s’en rend compte, mais le développement technologique se réalise dans un certain contexte social ; c’est-à-dire, dans une société capitaliste et autoritaire. Si les « classes » n’existent plus (la conscience de classe et les conditions qui la favorisait telles que les grandes concentrations industrielles a fait l’objet d’attaques mortelles de la part du capital), les prolétaires existent bel et bien. En fait, il serait plus exact de parler de nouveaux fossés qui se creusent et qui structurent la société. D’un côté les inclus, ceux qui « jouissent » des « bienfaits » des technologies et du capitalisme et semblent se trouver toujours plus dans un monde à part ; et d’autre part, les exclus, ceux qui sont indésirables, ceux qui crèvent dans les mines de cobalt, le long des champs de soja génétiquement modifié, au bord des fleuves devenus des marrées toxiques, les superflus. Les fossés qui les séparent deviennent chaque jour plus grands, au point qu’aujourd’hui, les ponts de communication sont en train de sauter les uns après les autres. Le langage technologisé en est un symptôme, la prétendue « irrationalité » et la haine sans bornes qui s’expriment lors d’explosions de rage en est une autre. Et il n’est pas du tout dit que les nouvelles mentalités et croyances, fabriquées dans les laboratoires du pouvoir, suffiront à défendre le paradis technologique. La destruction de ce qu’on ne désire pas, de ce qu’on ne comprend pas (les exclus ne sont pas domestiqués à désirer et à comprendre le paradis des inclus) est alors bien plus logique que la recherche de l’intégration. Et c’est là qu’apparaît, sans plus d’ambages et d’artifices rhétoriques, devant les anarchistes et les révolutionnaires d’aujourd’hui, la perspective nécessaire : la destruction. Plus le système s’interconnecte, plus tout devient contaminé par le virus de la marchandise et de l’aliénation, moins il y a à sauver, mieux, il n’y a rien à sauver. Nous n’avons aucune tâche constructive, si ce n’est construire les conditions, les capacités et les imaginaires qui nous permettent de détruire. Ce concept de destruction ne comprend pas seulement l’attaque contre les structures et les hommes de la domination, elle est aussi une attaque contre les idéologies, les mentalités, les croyances. Comme disait Bakounine, « Nul ne peut vouloir détruire sans avoir au moins une imagination lointaine, vraie ou fausse, de l’ordre de choses qui devrait selon lui succéder à celui qui existe présentement ; et plus cette imagination est vivante en lui, plus sa force destructrice devient puissante ; et plus elle s’approche de la vérité, c’est-à-dire plus elle est conforme au développement nécessaire du monde social actuel, plus les effets de son action destructrice deviennent salutaires et utiles ». C’est-à-dire, notre action destructrice doit aller de pair avec le développement, l’exploration, l’approfondissement d’imaginaires complètement différentes qui peuvent avoir un effet corrosif sur les croyances qui soutiennent ce monde d’autorité et ses technologies. La tension utopique, le rêve, le désir de liberté, l’amour du sauvage et de la beauté, la poésie créatrice d’autres mondes fournissent l’oxygène nécessaire à notre feu destructeur.

Et le temps presse. La question n’est pas seulement que nous sommes esclaves des appareils, réduits à une servitude abrutissante et définitivement aliénés dans tous les domaines de la vie, c’est que les appareils nous transforment, que leur esprit vient d’abord nous habiter pour ensuite nous remodeler, nous refaçonner à leur image : nous devenons comme des mauvaises copies de l’appareil, essayant toujours de rattraper leur « perfection » et leur « rationalité ». L’homme qui en résulte n’est pas seulement une annexe de la machine, il devient machine. On pourrait espérer que la démarche se montrera infructueuse, que l’homme ne peut pas, en fin de compte, être réduit à une série d’algorithmes, que la rationalité des machines ne pourra jamais triompher ce qu’il y a d’absurde, d’imprévisible, de passionné, d’irrationnel dans l’homme. Mais c’est une maigre consolation en voyant nos contemporains. Elle n’est pas sans rappeler la vieille taupe de l’eschatologie marxienne, prédisant que les conditions du capital creusent l’effondrement du capitalisme. Laisser creuser la taupe en attendant le déluge. Le prix d’une telle illusion grotesque se paie tous les jours. Le capital n’a toujours pas atteint ses limites dans l’exploitation, produisant des contradictions insurmontables, non, il les repousse constamment, inlassablement, et notamment à travers l’injection de technologie dans toutes sphères physiques, mentales, sensibles. Le monde en devient toujours plus petit, contrairement à ce que les fanfaronnades scientifiques affirment : les domaines de l’expérience humaine se réduisent à chaque introduction d’une nouvelle technologie, à chaque invasion technicienne dans un « mystère de la nature ». Prolonger l’attente ne serait alors qu’un suicide quotidien.

La destruction donc. Mais comment ? On ne peut pas se passer d’une certaine capacité d’orientation. L’essai qui suit cherche à survoler les domaines que la recherche se propose d’explorer dans les décennies à venir (nanotechnologies, biotechnologies, sciences cognitives, technologies de l’information) et de dresser la liste des avancées technologiques qui ont radicalement transformé le rapport à soi, aux autres et au monde ou qui s’annoncent. On pourrait dire qu’il est incomplet, mais son but n’est pas là. Il s’agit d’une incursion de reconnaissance sur le territoire de l’ennemi afin de disposer de quelques éléments supplémentaires pour orienter notre activité destructrice.

L’essai qui suit amène une question incontournable, c’est que la destruction nécessite, — outre des connaissances élémentaires de l’ennemi, ses réalisations et ses projets —, une connaissance et une disponibilité des moyens de destruction. C’est l’aspect constructif qu’on mentionnait : rechercher, expérimenter et ensuite, partager, les manières de s’attaquer à la bête technologique, à ses unités de production et à ses laboratoires, à ses mâts de télécommunication et à ses infrastructures énergétiques, à ses instruments de propagande et à ses fibres optiques. Il s’agit quelque part d’une nouvelle cartographie dont on a besoin, une cartographie de l’ennemi qui ne mentionne pas seulement les postes de police, les banques, les bureaux des partis et des syndicats, les institutions, mais sur laquelle on peut lire aussi tout ce qui alimente l’exploitation et la domination, tout ce qui nous enchaîne à ce monde.

Une telle cartographie peut nous armer dans n’importe quelle situation. Qu’on soit en présence d’un calme plat ou d’un mouvement de révolte, qu’on soit impliqué dans une lutte spécifique ou qu’on intervienne pour saboter une nouvelle étape dans les guerres que mènent les États, elle servira à mieux regarder, à mieux cerner nos possibilités d’action. Il n’est pas dit que lors d’un mouvement contre une restructuration de l’exploitation, il soit impossible d’indiquer les relais de téléphonie portable comme des infrastructures nécessaires à la flexibilité du travail ; tout comme il n’est pas dit que l’affrontement entre enragés et policiers dans un quartier ne puisse pas s’étendre au sabotage des infrastructures énergétiques. « Abandonner tout modèle pour étudier les possibles » disait le poète anglais, abandonner les modèles obsolètes d’un affrontement symétrique, abandonner toute médiation politique ou syndicale, pour étudier les possibilités de porter le conflit là où le pouvoir ne veut surtout pas qu’il advienne.

 

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En ce moment, alors que les rouages de cette société monstrueuse continuent de broyer ce qui passe dans ses engrenages et que les insurgés éparpillés cherchent à y jeter du sable afin de ralentir la machine de quelque manière, nous devons faire face à quelques questions. Ce sont des questions qui, à notre avis, méritent plus de réflexion et de réaction que ce qu’elles reçoivent habituellement dans les cercles d’anarchistes, de rebelles et de défenseurs de la terre. A savoir : il est clair que des mobilisations (indépendamment des échéances), comme celles pour nos compagnons incarcérés ou tombés, sont une nécessité pratique afin de développer des forces variées pour s’opposer matériellement à l’ordre établi ; en d’autres mots, afin que la répression réduise son emprise sur notre capacité à poursuivre nos propres chemins. Cependant, mis à part la propagande et l’agitation habituelle qui cible les représentants ou les façades de l’État, le complexe pénitentiaro-industriel et ses mercenaires aisément identifiables, la question fondamentale est : qu’est-ce que l’enfermement aujourd’hui ? Qu’est-ce que la domination, dans sa signification la plus contemporaine ? Qu’est-ce qui facilite ces choses abominables, qu’évidemment nos passions brûlent d’attaquer ?

 

Si on gratte la surface de la vie quotidienne dans les métropoles européennes (et particulièrement celles du nord) et dans les territoires qui les alimentent, les équipements matériaux qui constituent la « Grande Cage » sont encore bien visibles pour qui sait où regarder : les caméras de vidéosurveillance ne sont alors que le sommet de l’iceberg technologique. Mais déjà, des travaux sont en cours pour rendre les chaînes qui nous tiennent moins immédiatement visibles, mais d’autant plus englobantes.

 

Dans cet essai, nous parlerons d’un projet, d’une menace qui, il faut le rappeler, n’a pas encore atteint sa pleine mesure. Cela ne génère pas peu de problèmes ; le milieu techno-critique se voit déjà fréquemment ronger par la fascination morbide pour les projections les plus fantasmatiques que nous refourguent les attachés presse des experts en domination. Cette hyper-activité de l’imagination peut entraîner une sorte d’auto-paralysie, la propagation inutile d’une peur qui ne ferait qu’affaiblir ceux qu’on touche à travers nos publications et nos communiqués. En fait, en succombant au battage de la techno-science, et en agissant comme si le pire était déjà là, on se terrorise nous-mêmes et ceux qui voudraient agir — souvent au prix d’une évaluation incorrecte des technologies qui sont déjà là, nous faisant passer à côté de leurs défauts et des possibilités de les mettre hors service. Cette habitude nuisible se voit renforcée par une hostilité délétère envers les critiques de la société techno-industrielle, dont font malheureusement encore preuve beaucoup des tendances plus ou moins radicale d’opposition à travers le monde.

 

Avec cela en tête, par ce qui va suivre, l’impression la plus forte qu’on voudrait partager serait qu’il y a toujours des brèches dans les murs qui nous entourent, et qu’elles continueront à exister… si nous allons à leur recherche et les forçons à s’ouvrir. Comme le montre l’abondance d’actions partout dans le monde rien que ce mois-ci [décembre 2015], avec une richesse de perspectives et de cibles, l’attaque est non seulement réalisable, mais aussi omniprésente. La raison pour laquelle nous estimons important de dédier tant de mots à cette thématique, c’est tout simplement que ces espaces d’insurrection et de création sont toutefois en train de se rétrécir, et c’est (la peur compréhensible de) l’appareil technologique de la modernité et ses pouvoirs de surveillance, de régulation et d’enquête qui en sont largement responsables. En fait, l’histoire nous enseigne régulièrement qu’une fois qu’une certaine innovation aux mains de l’ordre établi est conçue puis perfectionnée, ce n’est généralement qu’une question de temps avant qu’elle ne soit déployée à son plein potentiel répressif ; au degré que les puissants peuvent et croient pouvoir se permettre. La question n’est pas si, mais quand ?

 

De plus, si on regarde d’un peu plus près les systèmes technologiques qui se manifestent aussi culturellement à travers le comportement et le conditionnement de leurs intermédiaires humains, on peut voir que dans bien des parties du monde les populations sont préparées et formées à accepter (sinon à activement mettre en œuvre ) ce que nous percevons comme les grandes menaces de notre époque pesant sur nos désirs rebelles. Si on repense à l’ampleur de la prolétarisation dans laquelle nous ont laissé des siècles de révolution industrielle, d’urbanisation et de pacification, quiconque s’inquiète de notre capacité à agir et décider par nous-mêmes au-delà des pièges tendus sur notre chemin, devrait probablement tenter de prévenir tout approfondissement de la perte de notre autonomie.

 

Nous sommes donc conscients du risque de l’hyperbole, mais aussi convaincus qu’il nous revient d’affronter le champs de la domination en pleine transformation, avant qu’on ne soit dépassés. De voir, le regard clair et les poings serrés, ce qui nous fait et nous fera face en tant qu’exclus, en tant que dépossédés mais qui aspirons avant tout à être des forces d’opposition.

 

En outre, nous nous penchons sur cette question à un moment où Constantino ‘Costa’ Ragusa, Silvia Guerini et Luca ‘Billy’ Bernasconi seront bientôt traînés devant les tribunaux une deuxième fois. En 2010, ils ont été interceptés par les forces de l’ordre pendant qu’ils allaient, en tant que Earth Liberation Front – Suisse, équipés pour attaquer le centre de nanotechnologies qu’IBM (une grande multinationale de l’informatique) construisait avec l’Université Polytechnique Fédérale de Zurich. De retour en Italie après quelques années d’incarcération, de grèves de la faim inter-prisons et de résistance lucide, ils seront poursuivis, avec la circonstance aggravante de « terrorisme » pour avoir préparé cette même attaque explosive/incendiaire sur le sol « italien ». Tous les trois n’ont cessé de défendre la nécessité de l’action directe contre la technosphère en pleine expansion, que ce soit pendant le procès en Suisse ou dès leur libération et déportation.

 

Comme eux, nous voulons que la célébration en actes (et donc, la défense et l’extension) de ce qui est encore sauvage dans ce monde s’étende afin d’inclure ce qui est directement et profondément menacé par les nuisances technocratiques les plus récentes, et ainsi élargir la rubrique habituelle du discours « écologiste-radical ». C’est à Costa, Silvia et Billy que ce texte est dédié.

 

« Les nano-biotechnologies sont le dernier chemin emprunté par le système capitaliste techno-industriel dans le pillage et la dévastation de la Terre. Ce chemin, comme tous les chemins qui l’ont précédé (pensons à l’Age Industriel), présente comme un miracle ce qu’on s’attend plutôt voir tourner au cauchemar. Ces technologies sont nées d’une nouvelle vision du monde, celle de l’ère de l’ordinateur, qui a substitué celle de la mécanique avec ses rouages et ses leviers par celle de la mathématique et ses octets informatiques, où toute la réalité doit rentrer dans un seul algorithme. Cette nouvelle vision s’est désormais enracinée vu qu’elle est mieux adaptée aux besoins du système actuel. En s’affirmant, elle a ouvert des possibilités jusque-là inespérées pour la science réaliser ce que l’époque et l’auto-cannibalisme du système la poussent à faire urgemment : s’approprier tout dans l’univers et le fracturer en ses composants les plus petits, infinitésimaux, en « octets ». En d’autres mots, imposer une unité universelle de base à partir de laquelle les scientifiques peuvent réduire tout l’existant à un niveau d’interchangeabilité et d’équivalence, afin qu’à travers l’ingénierie de ce nouveau matériel brut (jusqu’ici inaccessible), ils soient capables de tout rendre exploitable dans l’univers en fonction des besoins du pouvoir. Ces technologies sont donc les piliers sur lesquels le système sera capable de restructurer les processus de production et d’approvisionnement qui sont nécessaires à sa croissance, une croissance à l’infini sur une planète qui a déjà été pillée bien au-delà des limites de ses capacités. Et, comme dans le cas des organismes génétiquement modifiés, la convergence des sciences est la dernière promesse d’une tendance de développement supposée répondre à la crise écologique à laquelle le progrès écocide nous a pourtant lui-même menés. » (Billy, Costa, Silvia)

 

I

Les inventeurs du monde de l’informatique nous promettent une nouvelle révolution industrielle pour les années à venir. Une révolution qui transformerait la science, la technologie, la société, et même la réalité biologique de l’être humain sur la planète. Une planète dont les flux et cycles organiques sont déjà extrêmement perturbés et minés par les conséquences catastrophiques, causées précisément par le mode de vie cancérigène produit par la dernière révolution industrielle. Les nanotechnologies, les sciences appliquées à la manipulation de la matière à une échelle qui va bien au-delà du microscopique, jouent un rôle indispensable dans l’ère à venir. Après la modification de la structure génétique des créatures vivantes, la techno-science est maintenant aussi en train de modifier la structure moléculaire même afin de produire des nouvelles formes et matériaux. A l’échelle nano, des propriétés (par exemple, celles de l’or) et des réactions totalement différentes de celles des formes moléculaires non-modifiées font leur apparition. Les espoirs des chefs de l’industrie se trouvent dans le vaste gamme de nouvelles applications et capacités que la modification à l’échelle nano peut engendrer dans presque tout, de la fabrication de métaux incroyablement légers et forts en passant par l’injection de nano-machines dans la circulation sanguine de l’homme pour traiter les maladies de la civilisation jusqu’à la synthèse de carburants. Ajoutez à cela les prédictions en vue « d’éditer » l’ADN, ou encore la restructuration radicale des objets et processus existants, l’effusion de platitudes glorifiant telle ou telle future innovation n’en finit plus..

 

Malgré leurs implications horrifiantes et les prédictions cataclysmiques, les applications les plus palpables et les plus répandues des nanotechnologies peuvent aisément être trouvées par une simple recherche sur internet. Si elles sont jusqu’ici restées principalement dans le domaine de la cosmétique, des aérosols pour véhicules, des écrans anti-bactéries, etc., une nouvelle application se situe dans le champ de l’informatique. Albert Swiston, du Lincoln Laboratory, a fait les prédictions suivantes à propos de l’avenir de l’informatique et des nano-techs :

 

« On peut envisager un avenir où il n’y aura plus d’ordinateurs du tout. La puissance de calcul dont vous avez besoin sera simplement tissée dans le tissu de votre chemise, ou peut-être dans votre bague, ou encore votre montre. Peut-être cet appareil se connectera-t-il automatiquement avec un quelconque écran à côté de vous, ou avec un projecteur que vous emportez avec vous. Peut-être n’aurez-vous même pas besoin d’un écran — les informations seront directement transmises à vos yeux. »

(Albert a codirigé un projet de recherche pour infuser des microparticules avec des nanocristaux, invisibles à l’œil nu, afin de combattre la contrefaçon de monnaie, de marchandises de luxe et d’objets électroniques et ainsi protéger les flux de richesse et de capital.)

 

Les grandes multinationales de l’informatique travaillent depuis de nombreuses années à l’échelle nano. Il n’y a pas que les porte-flambeaux de chez IBM. Prenons Hewlett-Packard comme un autre exemple. L’équipe nanotechnologie de leur bras de recherche avancée, HP Labs, se vante d’une longue histoire de percées scientifiques, de brevets importants et de publications majeures dans ce domaine. La nanomécanique est le centre d’intérêt principal de HP Labs ; ils sont en train de développer des capteurs et des relais toujours plus petits et plus sensibles. Ils se vantent d’être en train de frayer un chemin pour l’informatique au-delà du silicium de l’électronique conventionnelle, vers le royaume de l’électronique à l’échelle moléculaire et de structures à l’échelle nano avec des toutes nouvelles propriétés et applications. Mais que signifie cela, mis à part des systèmes d’exploitation et des communications toujours plus rapides ?

« D’abord notre monde est de plus en plus équipé d’instruments. Le transistor, inventé il y a 60 ans, est le bloc de base de construction à l’ère digitale. Aujourd’hui, il existe presqu’un milliard de transistors par être humain, chaque transistor coûtant un dix-millionième de centime. Il y a 4 milliards d’abonnés à la téléphonie mobile, et 30 milliards de puces RFID [radio frequency identification] qui sont produits au monde. A cause de leur sophistication croissante et de leur bas coût, ces puces, capteurs et appareils nous donnent, pour la première fois dans l’histoire, des instruments de contrôle en temps réel pour toute une série de systèmes — naturels ou artificiels, commerciaux ou sociétaux. […]

Deuxièmement, notre monde est en train de devenir interconnecté. Bientôt il y aura 2 milliards de personnes sur Internet. Mais ce n’est qu’undébut. Dans un monde équipé d’instruments, les systèmes et les objets peuvent maintenant aussi se “parler”. De la puissance informatique est mise dans des choses qu’on ne reconnaîtrait pas comme étant des ordinateurs. Oui, de fait, presque tout — toute personne, tout objet, tout processus ou service, pour toute organisation, grande ou petite — peut devenir digitalement conscient et connecté en réseau. » (Sam Palmisano, alors PDG d’IBM)

 

II

Nombre d’entre nous auront déjà entendu parler de l’« Internet des Objets» ou « Internet of Things » (IoT), désignant l’environnement naissant dont les multinationales de la technologie veulent étendre la réalité. Un échange omniprésent de données entre un nombre incalculable d’émetteurs et de récepteurs, couvrant potentiellement tous les matériaux et processus électroniquement mesurables. Ce qui est particulièrement significatif, c’est le rapport entre les capteurs (qui collectent des données) et les machines (qui agissent sur base de ces données), le tout à de nouvelles échelles microscopiques, promettant de rendre tout, de l’éclairage public aux ports maritimes, « smart » ou « intelligent ». Ce phénomène a pris de la vitesse ces derniers mois, et même si les implications sont presque incompréhensibles, il est considéré comme la prochaine étape logique du développement de la société techno-industrielle, générant une multitude de nouveaux produits et services par toutes sortes d’appareils et d’algorithmes qui interviennent comme médiateurs dans la vie quotidienne. Après tout, on compte déjà moins sur un rapport conscient entre chaque individu et la configuration de notre environnement et bien plus sur ce qu’un écran digital sans vie nous transmet. Travail, «temps libre », voyage, éducation, politique, shopping, intimité — l’écran est partout, les interstices sont toujours plus restreints.

 

L’Internet des Objets est une prolifération de l’électronique qui consiste principalement, en l’implant de micro-puces directement dans les objets, les corps ou l’environnement. Cela fait partie intégrante de la vision qu’IBM appelle bassement « Smarter Planet », une planète plus intelligente. Plus intelligente, non pas dans le sens de la sagesse intuitive, relationnelle, générée à travers l’expérience d’une coexistence active sur et avec la terre que nous habitons, mais plutôt dans le sens de la prédiction machinale stérile et calculée, filtrée à travers les statistiques. A cette fin (et avec un soutien considérable des gouvernements et de l’industrie), les multinationales de la technologie veulent faire en sorte que leurs capteurs colonisent tout, des villes et chaînes de livraison de marchandises — que par euphémisme, ils appellent « eco-systèmes » — aux fleuves et forêts. Des détecteurs pour mettre automatiquement en marche le chauffage et la climatisation quand des personnes entrent un bâtiment, des capteurs de sol qui communiquent des données aux agriculteurs à propos des niveaux d’eau ou de fertilisants. Des appareils à l’échelle nano dans l’atmosphère pour prédire le temps, dans les ponts pour mieux surveiller l’état du ciment, ou afin de marquer (tag) et de tracer ce qui reste de la faune sauvage, tout ça avec des effets inconnus/irréversibles sur la longue durée de la propagation et de l’accumulation de micro-particules dans l’environnement, aboutissant inévitablement dans la chaîne alimentaire — c’est ce que Dr. John Manley de HP Labs Bristol a eu le culot d’appeler le Système Nerveux Central de la terre. Ce n’est rien d’autre qu’une accélération de l’ethos culturel du patriarcat et de l’exploitation pour devenir maître de la biosphère — dont, bizarrement nous nous considérons comme extérieurs — afin de perpétuer l’insatiable système industriel et le mode de vie qui spolie la planète, au risque d’éradiquer la source de toute existence, et de tout réduire en nourriture pour alimenter le système ; en blé à moudre pour le moulin de cette prison qu’on pourrait appeler civilisation.

 

Dans une situation telle qu’aujourd’hui, les individus ne se servent généralement plus de technologies qu’ils ont eux-mêmes développées et qu’ils comprennent afin de créer la vie qu’ils choisissent, mais sont dominés par les technologies que la société capitaliste-industrielle utilise pour se reproduire et les domestiquer. L’aliénation et la soumission à la logique industrielle semblent rendre intimidantes la profondeur et la complexité des mondes de l’élément, de la plante, de l’animal et de l’énergie ; car malgré les interrogations des sciences modernes, ils ne sont pas réductibles à la raison, ou à des catégories statiques. Pour ceux qui veulent gagner du pouvoir sur d’autres (humains ou non), il est de leur intérêt de nous endoctriner davantage avec leur culture où la majesté chaotique de la planète a perdu presque toute signification — et où seules font sens les technologies pour ré-interpréter la vie sous forme d’images, de produits ou de services.

 

III

Donc, quand dans cette société technologique, certaines dynamiques sont qualifiées « d’avancées », on ne parle pas de développements et de machines qui sont inévitables, bénéfiques ou neutres dans le sens qu’on le prétend généralement. On se réfère plutôt à l’approfondissement matériel d’une idéologie précise — quelque chose qui ressemble à l’invasion d’une armée d’occupation. On pourrait appeler cette occupation, suivant les mots de sa propre propagande, le « Progrès ». Une idéologie qui dicte l’existence sociale et qui affecte notre vie par ses valeurs et ses impositions, nous laissant inaptes à la terre réelle sur laquelle nous vivons, dépendants au contraire du système de domination. Cette idéologie séculaire manipule les concepts spécifiquement liés aux formes technologiques de l’époque, concepts qui émergent alors dans notre vision du monde et s’insinuent jusque dans notre perception de nous-mêmes ; le zeitgeist ou l’esprit du temps en quelque sorte. Le cœur = une montre. Le cerveau = un ordinateur. Et maintenant, l’âge de la cybernétique arrivant à maturité, la ville = un organisme. Au cœur de tous ces cas, passés comme présents, on retrouve la pénétration de la prédictibilité et du contrôle dans toute sphère qui peut être dominée et colonisée par l’automatisation, vendue comme inévitable ou même comme « naturelle » sous couvert de « Progrès ».

 

Avec l’Internet des Objets, l’idéologie parle maintenant de chaque aspect de la vie comme d’une prise qu’il faudrait brancher et dont on pourrait exploiter les données — rendues prédictibles et donc gérables. Rob van Kranenburg en développait une critique (plutôt limitée) et une analyse il y a de ça quelques années :

 

« Le premier responsable du projet de l’UE, Jaku Wechjert, a utilisé le métaphore de l’électricité. Il parlait d’une vision de l’avenir où notre monde quotidien d’objets et d’espaces serait ‘infusé’ et ‘augmenté’ par le traitement des données. Informatique, traitement de données et ordinateurs passeraient à l’arrière-plan, et prendraient un rôle qui ressemble à celui de l’électricité aujourd’hui — un moyen invisible, invasif, réparti sur notre monde réel. Par contraste, ce qui apparaîtra aux gens, ce seront de nouveaux artefacts et des endroits augmentés qui soutiennent et améliorent les activités de façon naturelle, simple et intuitive. »

 

« On assiste à un mouvement vers l’informatique invasif à mesure que les technologies s’éclipsent dans des vêtements, des objets portables intelligents, des environnements intelligents (qui savent où et qui nous sommes) et des jeux invasifs. On verra des portes s’ouvrir pour certains et se fermer pour d’autres. Le mimétisme et le camouflage feront partie de la conception des applications. Les iPods montreront des couleurs et produiront des bruits en fonction de ce qui nous entoure. Enfin, ils auront un interrupteur (‘kill switch’) qui, par exemple, pour diminuer automatiquement le volume quand vous montez dans un train. Les portables interagiront aussi avec leur environnement, se désactivant par exemple quand ils détectent qu’ils se trouvent dans un restaurant… »

 

Les milliards de minuscules prothèses électriques devront récolter en permanence des informations pour les transmettre à d’autres appareils aux alentours, ou à des bases de données où elles seront stockées et analysées afin d’identifier les cas où une notification ou une intervention automatique s’impose. On occupera le centre de la scène dans l’évaluation permanente — nos routines, nos associations, nos intérêts, nos comportements. On peut ainsi lire ceci dans la présentation de Ruth Bergman (directeur de HP Labs Israel) et de Mike Shaw (HP Strategic Marketing) pour la HP Discover Convergence à Barcelone, afin de rendre totalement clairs les changements proches, dont ils sont des acteurs cruciaux :

 

« Imaginez que votre téléphone portable soit capable de reconnaître vos mimiques, le ton de votre voix et les schémas de vos ondes cérébrales. Il aura alors une bonne idée de comment vous vous sentez. Il pourrait alors associer ça avec une gigantesque base de données personnelle (‘personal big data’) qu’il aura accumulée autour de votre personne — comment vous préférez recevoir des informations, comment vous aimez travailler, comment vous aimez voyager et comment vous aimez vous détendre… »

 

«  Qu’en est-il des analyses de données massives afin de contrôler l’entièreté du système de transport, de police et de l’environnement d’une ville de 30 millions d’habitants ? Ou d’un énorme système de données qui est capable de gérer pour vous vos campagnes mondiales de publicité, ajustant les prix et l’emballage jusqu’au niveau d’un quartier en fonction d’une analyse en temps réel de données détaillées et du sentiment émanant des médias sociaux ? »

(Avant cette conférence, HP a répondu à un appel d’offre pour devenir le principal fournisseur de serveurs et d’équipements de stockage de données — comme il l’avait déjà fait avec succès dans les années précédentes, fournissant par exemple des systèmes de surveillance au régime syrien pour cibler des opposants — d’un projet appelé Peaceful Chongqing, un plan pour ‘installer pas moins de 500 000 caméras sur le territoire de l’ancienne capitale chinoise. Ce plan a provoqué des protestations, craignant qu’il servirait à surveiller les activistes, comme si c’était la seule chose dont il fallait se soucier. Ce sera probablement le projet de vidéosurveillance le plus vaste du monde qui concernera un territoire 25 % plus grand que la métropole New-yorkaise.)

Les contradictions entre mes actions, mouvements, consommation etc. et ce qui est considéré comme ma norme d’après les statistiques apparaîtraient au grand jour avec un tel réseau — encore plus que dans l’actuelle culture en ligne (tickets de voyage, paiement électronique/sans contact, signaux des portables…). Les opérations policières préventives, les techniques contre le fraude, le profilage racial et la surveillance des bénéficiaires d’allocations prendraient des significations nouvelles. Tenter de sortir de la cage digitale pourrait alors nous faire repérer, des logiciels d’espionnage sophistiqués (sous une forme que de nombreuses personnes estiment aujourd’hui déjà comme avantageuse) engloberaient tous les aspects de nos vies.

 

Par exemple, les franchises en ligne se sont déjà montrées extrêmement efficaces dans la normalisation, et la valorisation silencieuse, d’un degré de transparence à sens unique de la vie de nombreuses personnes, comme le montrent les analyses de quelques critiques (d’une inclination différente de la nôtre) du système cybernétique :

 

« Derrière la promesse futuriste d’un monde d’hommes et d’objets intégralement connectés — quand voitures, frigos, montres, aspirateurs et godemichés seront directement reliés entre eux et à l’Internet —, il y a ce qui est déjà là : le fait que le plus polyvalent des capteurs soit déjà en fonctionnement — moi même. « Je » partage ma géolocalisation, mon humeur, mes avis, mon récit de ce que j’ai vu aujourd’hui d’incroyable ou d’incroyablement banal. J’ai couru ; j’ai immédiatement partagé mon parcours, mon temps, mes performances et leur autoévaluation. Je poste en permanence des photos de mes vacances, de mes soirées, de mes émeutes, de mes collègues, de ce que je vais manger comme de ce que je vais baiser. J’ai l’air de ne rien faire et pourtant je produis, en permanence, de la donnée. Que je travaille ou pas, ma vie quotidienne, comme stock d’informations, reste intégralement valorisable. »

 

IV

Un problème majeur rencontré jusqu’ici par les superviseurs a été d’élaborer des façons d’ordonner et d’isoler les informations pertinentes pour une enquête en particulier, et ainsi éviter de se noyer dans une marée de données brutes comme c’est souvent le cas aujourd’hui (ce que rend possible à certains d’entre nous de s’évader et de résister malgré un appareil de contrôle gigantesque). C’est en vue du dépassement de cette problématique que se concentrent beaucoup d’énergies du techno-monde aujourd’hui — développer les programmes pour « fondamentalement ré-élaborer le traitement informatique des énormes flux de données de l’avenir », comme le disent les employés de HP Labs, dont la moité des ingénieurs se dédient à cette tâche. Pour un avant-goût de ce que ça pourrait signifier, on pourrait regarder de plus près le logiciel de prédiction d’IBM, qui a remporté un prix, développé et appliqué dans leur collaboration « SouthWestOne » avec la police britannique et les autorités communales pour surveiller les voleurs potentiels à Avon et à Somerset, ou que le Ministre de la Justice britannique utilise sur les profils des condamnés qui postulent pour une libération. En travaillant dans la direction qu’ils ont décrit antérieurement — pour lesquelles les technologies nécessaires existent déjà à une échelle plus petite — HP, comme les autres, parle candidement de comment l’ingénierie sociale, la psychologie comportementale et la prévention du crime concordent aussi avec la montée de ce qu’ils appellent un « environnement cyber-physique », et des citoyens qu’il produirait.

 

Rien qu’en 2014, HP Labs a sorti une enquête détaillée afin d’améliorer les technologies de traçage et d’identification faciales pour « exploiter les caméras installées dans l’espace public, les écoles, les hôpitaux, les lieux de travail et les maisons », publiant le même jour une autre étude coéditée sur les algorithmes appliqués à des sites de rencontre, afin de prédire le comportement, « pour exploiter l’influence mutuelle et les bénéfices mutuels entre actions sociales et liens sociaux ». Sur ce dernier point, on se rappelle des histoires sorties dans les médias à l’été 2014, où on apprenait que Facebook avait adapté les nouvelles apparaissant sur les pages de ses utilisateurs, jaugeant ensuite les effets sur l’activité en ligne pour tester la capacité de ce site aussi hideux que généralisé à induire des sentiments.

La circulation routière, dont on s’attend à ce qu’elle continue de monter en flèche dans les prochaines décennies (et continue de tout souiller), est un autre domaine où la micro-gestion du contrôle social s’approfondit. Des fonctionnaires de l’Union Européenne considèrent la mise en œuvre d’une directive obligeant toutes les nouvelles voitures à être équipées d’un mécanisme qui permet à la police de l’arrêter à distance, mais l’option préférée semble être la prévention de comportement indésirable avant même qu’il ne se manifeste. Les « Smart Roads », avec environs 400 miles prévus au Royaume-Uni, deviendront comme la A14 en Angleterre entre Felixstowe et Rugy. Ces « routes intelligentes » seront équipées de nombreux capteurs — mis en réseau par les infrastructures de British Telecom — qui surveilleront la circulation en envoyant des signaux à et en recevant des réponses des portables qui se trouvent dans les véhicules en mouvement. Cela permettrait d’installer un système de circulation, contrôlé centralement, afin d’imposer des déviations ou de régler la vitesse des véhicules (dans le cas des nouveaux véhicules, potentiellement en outrepassant les commandes du conducteur). Bien sûr, le GPS (Global Positioning Satellite) est déjà un équipement standard dans de nombreux véhicules, amenant le PDG de Ford Jim Farly à fanfaronner qu’ « on connaît tout ceux qui enfreignent la loi [en conduisant], on sait quand vous le faites. »

 

Partout on peut lire dans les médias que « grâce aux capteurs et à la connectivité d’Internet, même les objets les plus banals ont acquis un pouvoir formidable de réguler le comportement. Même les toilettes publiques sont mûres pour une optimalisation par des capteurs : the Safeguard Germ Alarm, un dispensateur intelligent de savon développé par Procter & Gamble et installé dans certaines toilettes publiques aux Philippines, est équipé de capteurs qui surveillent les portes de chaque toilette. Quand on quitte la toilette, l’alarme se met à sonner — et ne peut être arrêtée qu’en appuyant sur le bouton du dispensateur de savon. Dans un tel contexte, le dernier plan de Google pour intégrer son système d’exploitation Android dans des montres intelligentes, des voitures intelligentes, des thermostats intelligents, et, on le devine déjà, toute chose intelligente, semble plutôt de mauvaise augure. Dans un avenir proche, Google serait l’intermédiaire entre vous et votre frigo, vous et votre voiture, vous et votre poubelle, permettant à la National Security Agency de satisfaire son addiction aux données brutes et ce, par le biais d’une seule et unique fenêtre.

 

Effectivement, l’approche silencieuse des chaînes électroniques qui se resserrent n’a rien de futuriste, elle est en cours depuis un moment. Un cas exemplaire serait l’intégration de Radio-Frequency Identification Chips (la puce RFID est plus petite qu’un grain de sable, élaborée pour transmettre des informations telles que l’humidité, le poids, la température et localisable à tout moment par certains scanners) dans certains objets en circulation — des tickets pour un match de foot, des cartes d’accès à une chambre d’hôtel, des livres dans une librairie, des vêtements de marque, des documents du gouvernement, des cartes d’enfants dans certaines écoles ou des portions individuelles de viande sur le marché norvégien. HP a été le premier à intégrer des puces RFID dans leurs produits (dans les imprimantes de leur usine au Brésil) afin de détecter et de suivre les objets qui parcouraient la chaîne de distribution. A l’époque, HP avait gagné un prix pour cette innovation. Encore une fois, Rob van Kranenburg explique :

 

« La RFID est une technologie « pull », c’est-à-dire que le lecteur RFID émet de l’énergie pour que la puce, passive, donne son numéro unique (dise « bonjour, je suis là »). La configuration du réseau EPC Global rend possible de suivre une bouteille jusque dans votre chambre (si un lecteur est installé dans votre porte, sur votre étage, dans votre bâtiment) par une simple recherche sur le réseau en tapant le numéro unique d’identification (mis à disposition par les chaînes de distribution), vu que l’identification de la bouteille a été rentrée dans la base de donnée locale (votre ordinateur, votre serveur du travail, un réseau d’un immeuble de bureaux) qui est à son tour relié aux réseau EPC Global. Dans cette base de données, par une langue RFID qui s’appelle Savant, l’identifiant de l’objet en question est envoyé à un Object Name Server (ONS) qui est accessible par le réseau, par exemple depuis Tokyo. »

 

« Il n’y a pas d’oubli, pas de perte de mémoire en Territoire Digital, un monde où une couche de connectivité digitale a été programmée par-dessus tout objet analogique. Par conséquent, ne vous dites pas : ‘Je ne fais rien de mal, donc pourquoi devrais-je me soucier des caméras intelligentes avec des coordonnées 3D qui lisent mon visage, ou de cette infrastructure RFID/M2M/NFC ?’ Non, demandez-vous plutôt qui jugera de ce qui est mal d’ici trois ans, vu que dès le moment de lancement en temps réel, tout mouvement (que ce soit d’un homme, d’une machine, d’un animal) sera enregistré, stocké et exploité. »

 

Et ce n’est pas que de telles avancées ne concerneraient que le nord de la planète :

 

« En l’an 2000, 47 % de la population mondiale vivait dans des villes. En 2030, 60% de la population mondiale vivra dans un environnement urbain. Cette croissance affectera les pays moins développés (sic), en particulier les côtes du Sud de l’Asie. Plus de 58 villes auront plus de 5 millions d’habitants. Une de ces villes sera Song Do City, une ville ambiante où tous les systèmes d’informations (résidentiel, médical, commercial, gouvernemental,…) partagent des données, et où des ordinateurs seront intégrés dans les maisons, les rues et les immeubles de bureaux. La ville même sera un exemple du mode de vie digital, le U-life. C’est une ville de contrôle. »

 

« A Karachi, la deuxième ville la plus peuplée du monde, où plus de la moitié des 20 millions d’habitants vivent dans des taudis, les caméras de reconnaissance faciale et de plaques d’immatriculation règnent souverainement sur les autoroutes. »

 

La Grande-Bretagne étant le porte-flambeau mondial pour toutes sortes de surveillance et de pistage, cela fait déjà une décennie que des employés dans des entrepôts à travers l’île-prison, fournissant des supermarchés de grandes marques, ont été équipés de puces portables afin de suivre leurs mouvements et de leur transmettre des instructions. Une fois de plus, la technologie sur le lieu de travail ne vise pas à alléger le poids pour ses détenus, mais à augmenter la pression déshumanisante pour obtenir une plus grande productivité. Ces puces qui pistent les employés servent à empêcher des pauses non-autorisées, à harceler ceux qui mettent plus de temps que prévu par les calculs de l’ordinateur pour faire le boulot et à réduire le nombre de vols de marchandises — souvent également équipées de puces. Les travailleurs de telles unités de type batterie ont été davantage réduits à des automates industriels, ce qui a été brandi comme « la disparation de la disparation » (« où le travailleur ne peut rien faire sans que la machine le sache »). On se souvient d’une observation de John Zerzan :

 

« “L’Avenir appartient aux Rapides” [Une publicité de HP]. Bon, je dirai qu’il appartient plutôt à la machine ; et plus la machine fonctionne vite, plus tu dois travailler vite. »

 

A l’époque de l’introduction de ces puces de pistage, on prédisait que les RFID allaient devenir une technologie qui changerait le monde en une nuit. Mais malgré ses applications actuelles dans la distribution, la logistique, le pharmaceutique et d’autres (il y a bien sûr un potentiel cauchemardesque pour plus encore), les RFID n’ont pas vraiment décollé à la manière, disons, des médias sociaux sur la même période. Actuellement, avec l’Internet des Objets, les producteurs de RFID sont en position pour avoir leur moment de gloire comme élément indispensable des systèmes de « Big Data » envisagés ; et ils travaillent durement pour que les entreprises et les États partout dans le monde adoptent les RFID. La multinationale Disney Corporation est une de ces entreprises qui démontrent « que les puces RFID peuvent être utilisées à bon marché et de façon non-intrusive pour déterminer comment des gens utilisent et interagissent avec des objets du quotidien, permettant d’élaborer de nouveaux types de jeu interactif et des environnements intelligents à la maison et au travail, tout comme de nouvelles méthodes pour étudier les habitudes des consommateurs. Selon Disney Research, les chercheurs ont constaté que leur système, IDSense, leur permettait de suivre en simultané 20 objets dans un espace et en déduire quatre classes de mouvement avec une exactitude de 93 %. »

 

Maintenant, en plus des RFID utilisées à des fins de contrôle d’accès et de suivi dans certains bâtiments, bases de données et autres, elles apparaissent aux postes-frontières, dans les prisons, en sous-cutané chez les gens qui ont peur de se perdre ou d’être kidnappés — et aussi dans certains endroits pour utiliser la photocopieuse de bureau, pour communiquer avec des applications smartphone par une puce sous-cutanée dans la paume ou encore pour payer des boissons en boîte de nuit. Une hybridation graduelle est en cours entre l’être humain et les systèmes informatiques/robotiques — quand ce n’est pas une substitution pure et simple ou une élimination du premier par les derniers — qui se caractérise (pour l’instant) probablement le mieux par la dépendance physique et psychologique croissante à Internet et aux téléphones portables. Certains se réjouissent de la possibilité d’implanter un smartphone complet dans leur avant-bras, ou d’ordinateurs qu’on peut porter comme des lentilles qui réagissent aux mouvements des yeux. Des fanatiques scientistes ont réussi à commander à distance, avec un ordinateur, des rats à travers des implants et une interface cerveau-machine. L’impossible fantaisie transhumaniste de fusionner complètement avec la technologie (jusqu’à l’exclusion totale de nos vies de tout ce qui est non-industriel) commence à paraître moins grossière dans le climat social actuel. Après tout, elle est dans la droite ligne de la techno-culture.

 

« Vous rentrez chez vous le soir. Votre maison intelligente vous reconnaît et règle automatiquement éclairage, température, ambiance sonore. Tous vos objets jacassent entre eux. Quoi de neuf ?, demande votre ordinateur à votre téléphone portable, votre appareil-photo, votre MP3 et tous vos objets nomades intelligents, qui lui communiquent leurs données du jour. Votre frigo intelligent, lui, note que vous mangez le dernier yaourt, et passe aussitôt commande via Internet. Il vous propose les recettes réalisables avec vos provisions. Vos enfants sont rentrés, mais vous le saviez déjà grâce au message reçu sur votre mobile, lorsqu’ils ont scanné leur cartable en arrivant à la maison. Ils sont occupés avec leur lapin électronique qui leur lit un livre intelligent, scanné lui aussi grâce à sa puce RFID. Un coup d’œil à l’un de vos écrans vous rassure sur votre vieille maman qui vit seule : les capteurs de son habitat intelligent sécurisé ne signalent rien d’anormal du côté de sa pression artérielle et de sa prise de médicament, elle n’a pas besoin d’aide. Bref, votre vie se déroule comme il faut, sans vous. C’est tellement plus pratique. »

(IBM et la société de contrainte.)

 

V

Pourrait-on dire qu’il n’y aura plus la même barrière entre le public et le privé — dans la sphère virtuelle, mais pas seulement ? Ou entre connecté et déconnecté, une fois que les objets se parleront continuellement entre eux, avec leurs fabricants et avec les autorités ? Entre la ville et la campagne, où on est déjà et partout poursuivi par des connexions sans fil et des obligations ? Entre être au travail et ne pas l’être, quand toute interaction ou déplacement génère désormais des informations, des données et donc du capital pour les entreprises ? Entre les modules de surveillance et la « liberté » ?

 

En vérité, on vit à l’intérieur des technologies autoritaires depuis des générations. Cependant, la convergence actuelle des technologies informatiques, de la cybernétique, des nanotechnologies, des neurosciences et des biotechnologies est plus qu’une simple mise-à-jour du système industriel, il s’agit d’un changement fondamental dans la structuration de la domination ; et aussi dans l’occasion de se battre contre elle.

 

Cependant, on ne saurait manquer que cette convergence se place dans un long sillage tracé à travers l’histoire des civilisations : les processus de destruction et d’esclavage qui ont divisé le monde en dominants et dominés, réduisant des êtres et des territoires entiers à des sources d’énergie pour faire tourner un système meurtrier. La pulsion de mort que toutes les cultures civilisées ont en commun, au moins depuis la révolution industrielle et la colonisation par la philosophie mécaniste, porte plus explicitement que jamais (dans le projet occidental qui domine pour le moment) une tendance à réduire le vivant, le sauvage et l’incontrôlable à de la routine, des catégories et de la réclusion.

 

En même temps, tout ce qui est à « l’extérieur » des artefacts techniques de la société civilisée (c’est-à-dire, tout ce qu’on désigne comme « nature ») est intellectuellement défini comme rien de plus que « une réserve disponible » d’éléments morts en attente de consommation, transformés en marchandises, ou plutôt en la camelote qu’on surproduit sans retenue. Et si notre qualité de vie se dégrade, nous, dans la partie du monde depuis longtemps industrialisée, pouvons au moins consommer plus (c’est-à-dire, traiter, exploiter plus de vies, plus de corps de plus d’êtres, de plus de régions ) et mourir de cette même surabondance empoissonnée.

 

Après des siècles de ce processus de réification, les biotechnologies et nanotechnologies promettent de nous porter une étape plus loin vers un état « post-écologique » où des duplicatas remodelés de processus biologiques rivaliseront et remplaceront cet « extérieur » turbulent et imprévisible que nos acrobaties conceptuelles ont rendu incompréhensible pour nous — comme si la terre était une simple plate-forme informatique qu’on pourrait décoder à rebrousse-poil par rétro-ingénierie. Plutôt que de simplement interrompre et détruire les cycles et flux environnementaux, comme elle l’avait toujours fait, la techno-science promet maintenant d’instrumentaliser ces mêmes phénomènes (dénommés cyniquement des « services écosystémiques ») dans l’espoir de les « améliorer ». Pourtant, elle reste encore totalement dépendante et redevable aux mêmes pillage et intoxication pour pouvoir produire ses éléments de base. Derrière le bavardage sur l’Intelligence Artificielle et sur des instruments qui peuvent supposément comprendre nos émotions, nos fonctions corporelles et nos intentions, se trouve la désillusion indicible de la réalité confinée à ce que les machines (ou les gens qui ont commencé à penser uniquement dans les termes de la machine) peuvent mesurer. C’est une vision où tout est objectivé, vidé de sa qualité subjective en faveur de la quantité, apparaissant comme un clone dans une monoculture — un chiffre dans un code binaire.

Comme l’Internet des Objets est explicitement défini par un régime d’instrumentalisation, on ferait bien de se rappeler ce qu’est au juste l’instrumentalisation. C’est la transformation de soi-disant « objets » en instruments servant d’autres buts ; et quand on instrumentalise quelque chose, on le dévalorise intrinsèquement, on le considère comme un objet à utiliser pour une activité fixée d’instrumentalisation et rien de plus. Dans une large mesure, c’est sur cela que le « travail » dans le monde civilisé est basé, et cette instrumentalisation connaît actuellement une croissance sauvage — on est en train d’instrumentaliser tout, les objets cessent d’avoir une valeur, ils deviennent de simples instruments. Au final, cela détruit toute dignité que le monde non-humain pourrait avoir à nos yeux, à mesure qu’il est envahi et transformé en statistiques. Maintenant, les cycles effrénés de la consommation de masse du monde industriel ont pris pied et nous fabriquons et refabriquons et détruisons et consommons tout ce qui nous entoure. Tout signification sociale ou spirituelle de notre environnement autrefois si animé (et qui, dans beaucoup d’autres cultures, est souvent vénéré comme une valeur en soi, le protégeant ainsi de l’exploitation la plus criante, car elle serait perçue comme la folie qu’elle est) s’écroule sous le poids de la distance que nous développons entre nous-mêmes et le monde par la quantification. Nous nous sommes détachés de la notion du « monde comme foyer » par l’enclosure et la domestication violentes, œuvre des empires et des prêtres de l’époque. à présent, la terre est quelque chose qu’habituellement on ne fait que quantifier et mesurer et qu’on apprécie rarement de première main, de façon qualitative.

 

Ceci a été décrit par David Kidner de la manière suivante :

 

« La perte de structure qui se produit quand on définit le monde naturel en termes de catégories abstraites a quelque chose à voir avec l’oblitération de l’unicité et des particularités bio-régionales : une Cascade Lily est une Cascade Lily, un fleuve est un fleuve, et dès que tu as vu un séquoia californien, tu les a tous vus. Tout comme une symphonie de Beethoven peut être résumée en termes de décibels, de hauteurs tonales et de durée, le monde peut être quantifié en termes de caractéristiques physiques tels que des centimètres ou des mètres cubes par seconde — des caractéristiques qui semblent devenir bien vite des attributs essentiels. Et parce que cette subsomption du particulier sous l’universel est historiquement lié à une vision instrumentale particulière largement acceptée comme réalité, les caractéristiques sensibles et esthétiques qui n’ont que peu de signification dans une telle vision instrumentale, telles que l’odeur, la texture ou le rapport avec le contexte, deviennent des consciences triviales sans signification pratique. Là où la réduction du sens est évidente quand on l’applique à Beethoven, elle l’est bien moins quand on l’applique au monde naturel, car on a été éduqué à regarder ce monde à travers les lunettes de l’industrialisme. Cette réduction du sens est assez typique du processus de colonisation dans nombre de ses formes. »

 

Le vœu est de réaliser une variante de l’ancien but matérialiste qui consistait à appliquer les « arts mécaniques » à la biosphère, de « tordre la queue de la nature » afin qu’elle « trahisse mieux ses secrets » (comme le recommandait le patriarche impérial de la science réductionniste, Francis Bacon, quand il comparait sa méthodologie avec la torture alors très répandue des femmes et des réfractaires au genre accusées de sorcellerie, un discours explicite qui a perduré dans le discours de lauréats du Prix Nobel jusqu’à la fin du 20ième siècle). Mais dans la course vers la soi-disant compréhension, on plonge en effet dans la pire — et potentiellement fatale — ignorance. Si la vie sauvage est toujours en mouvement, embrouillée et diverse, l’idéologie dominante lui fait obstacle. La mentalité technologique à l’époque industrielle tient plus de l’extase que de la raison (« more like entrancement than ‘Enlightenment’ ») ; une fixation ou un état induit de conscience, auquel on peut attribuer notre propension à ruiner le sol, l’air, l’eau et les autres nécessités vitales de base. Chaque culture (dont on a entendu parler) qui précédait ou coexiste incommodément avec la modernité industrielle avait ou a « une vision plus ample de l’univers, de notre place et de notre fonctionnement à l’intérieur de cet univers, une vision qui s’étend aux régions célestes de l’espace et aux profondeurs intérieures de l’homme d’une façon qui dépasse largement les paramètres de notre monde d’enfermement technologique. » (Thomas Berry). Ce qu’ils espèrent réaliser par la cartographie digitale des rythmes profonds et enchevêtrés qui permettent la vie sur terre pour ensuite les équiper d’une multitude d’ordinateurs à l’échelle nano, avec le but grotesque de les rendre quelque part plus Intelligents (ou plutôt, plus compatibles avec la civilisation), est de rendre le monde plus figé et standardisé.

 

Mais seuls les objets qu’on peut décrire par des chiffres, qui peuvent être quantifiés, permettent la standardisation ; et la vie ne saurait être réduite à un paquet d’informations pour sauvegarder dans leurs sales banques de données. L’hybris de « connaître » un nuage par son niveau d’humidité, un animal par les résultats de sa dissection, ou le bonheur des employés par leur productivité n’est pas juste erroné, c’est une maladie culturelle. Si nous n’arrivons pas à nous comprendre chacun et chacune comme une interaction singulière et changeante au sein d’une toile d’énergies, de régions et de créatures avec une volonté propre, mais liées entre elles, si nous ne pouvons cesser de voir le monde non-humain et les liens sauvages qui nous traversent comme quelque chose d’extérieur, comme la Sorcière capricieuse et opiniâtre qui doit être virilement soumise et interrogée, l’essence de ce qui nous a amené à ce stade désespéré de crise climatique et d’esclavage social continuera à nous échapper.

 

Le danger extrême auquel on fait face maintenant c’est que, pour beaucoup de personnes, les opiats technologiques piétinent la compréhension ou le sentiment de la futilité du système juste au moment où des certitudes séculaires commencent à se désintégrer (la validité du processus démocratique, l’existence d’un État social, la légitimité des autorités politiques, même peut-être le concept d’une croissance illimitée) ; comme on commence à passer des cheminées fumantes de l’industrialisme traditionnel (qui ne fait que se renforcer ailleurs et en coulisse) à la stérilité « clean », high-tech et ré-élaborée de nos Réalités Virtuelles bornées. (Les initiatives ne manquent pas, comme celle lancée au début du nouveau millénaire par Ideas Lab, HP, ST Microelectrics et France Télécom pour propager l’acceptation des technologies du type « Smarter Planet », avec l’aide d’ingénieurs créatifs et de d’experts en sciences sociales). Pour qu’on puisse tous continuer à produire et à consommer pour enrichir une élite pendant que le monde brûle, à se tourner vers nos nouveaux gadgets et interfaces, ne regardant vers le dehors qu’à travers nos téléphones caméras, reléguant la crise sociale, environnemental et existentielle à l’arrière-plan.

 

Et si on résistait, on pourrait s’attendre à ce que ces mêmes appareils se braquent sur nous — à quoi ressembleraient les convergences du dit « Printemps arabe » ou le phénomène Occupy aux Etats-Unis (malgré leurs limites évidentes) dans une Smart City ? C’est un enchaînement presque poétique de contrôle du sauvage dans les contrées humaines ou non-humaines que SouthWestOne, en plus d’offrir une base de données Arbortrack afin de cataloguer et de localiser électroniquement toutes les arbres matures dans une certaine zone, gère aussi le Police Resourcing Unit pour affûter les techniques de contrôle de masse lors du Festival de Glastonbury, des carnavals, des matchs de foot, des visites royales et pour planifier les opérations lors d’« événements imprévus » tels que des « émeutes » (leurs mots, pas les nôtres). Ou à un niveau encore plus profond, qu’est-ce qui nous sépare encore de la tristement célèbre dystopie d’Aldous Huxley quand le contrôle technocratique arrive littéralement jusqu’à l’intérieur de nous-mêmes ; quand, pour donner un exemple, le capteur ingérable Proteus qui enregistre déjà comment des patients prennent leurs médicaments, pourrait aussi signaler une anormalité et susciter des réactions (externes ou internes) jusqu’à ce qu’un sujet non-collaborant soit forcé de prendre les médications, ou pourrait l’exciter ou le calmer ? (Si cela vous semble irréaliste, considérez la « médicalisation » et l’individualisation galopantes de la révolte — cf. le diagnostic des Oppositional Defiance Disorder et consorts — ou ceux qui « risquent » de se radicaliser, ou encore le chantage psychiatrique régulièrement appliqué à pas mal de compagnons en prison partout dans le monde, comme c’est le cas pour Marco Camenisch par exemple.)

 

Les capitaines de l’industrie technologique concentrent déjà des pouvoirs immenses, bien plus importants que ceux de nombreux gouvernements — et des pouvoirs qui vont au-delà de leur seul capital financier. A titre de comparaison, les applications que la plupart des classes de consommateurs exploités pourront utiliser seront celles qui confirmeront leurs rôle en tant que tels, malgré les prétentions révolutionnaires des technocrates marxistes comme capitalistes. On pourrait bientôt très bien être capable d’utiliser nos propres appareils pour lire les puces RFID sur les marchandises qu’on achète ou les appareils qu’on utilise, mais cela ne sera jamais de l’ordre du pouvoir tenu par les technocrates qui surveillent des régions urbaines entières ; comme avec la plupart des technologies, les déséquilibres sont intrinsèques dès le début. Les systèmes pour rendre nos environnements plus flexibles et adaptables n’ont qu’un seul but : c’est de nous rendre plus utiles au système. S’ils facilitent parfois l’un de nos désirs mineurs (ou inculqués), c’est uniquement parce que la structure sociale plus large est supposée en profiter bien plus. L’Internet des Objets promet de nous diriger comme des machines solitaires, mises en quarantaine hors de la communauté de la vie, avec pour seule responsabilité qui nous soit laissée celle de pousser sur des boutons depuis une distance pré-déterminée, afin de participer et de reproduire cette société.

 

VI

John Manley de HP Labs Bristol, qu’on a déjà mentionné, s’imagine qu’un jour « on pourrait passer son téléphone portable équipé de capteurs sur un plat de nourriture pour ‘sentir’ si un ingrédient est pourri. » L’exemple en dit long sur le caractère hautement trivial de tant de fonctions offertes à la majorité, que pendant des milliers et des millions d’années les hommes ont toujours ont pu remplir grâce à leurs cinq sens. Ce qui est attaqué aujourd’hui, c’est cette perception physique, et les expérience et les échange vitaux qu’elle permet. La dépossession générale du savoir-faire qui en sera le résultat vaut bien un peu plus d’approfondissement. Une fois de plus, Rob van Kranenburg :

 

« Rappelez-vous comment c’était il y a une décennie. Ne voyait-on pas des voitures sur les trottoirs et des gars (généralement) cherchant à les réparer ? Où sont-elles maintenant ? Elles sont dans des garages professionnels, car toutes les véhicules fonctionnent avec des logiciels. Les gars ne peuvent pas les réparer. Maintenant, extrapolez ça à votre maison, aux rues où vous vous baladez, aux villes où vous errez, aux bureaux où vous travaillez. Est-ce que vous pouvez imaginer qu’un jour tout ça pourrait ne plus fonctionner ? Ne plus s’ouvrir, se fermer, donner de la chaleur, de l’air… »

 

« Si vous ne pouvez plus réparer votre propre voiture — un phénomène assez récent — parce qu’elle fonctionne sur base d’un logiciel, vous avez perdu plus que votre capacité à réparer votre propre voiture, vous avez perdu l’idée même qu’une situation où il n’y a pas de garages professionnels pourrait exister. »

 

« A un certain point, on ne se rendra plus compte ce qu’on a perdu en termes de capacité individuelle. On aura très peur de toute activité, et probablement aussi de la notion même de changement, d’innovation — de résister qui semblera comme un pas en arrière, comme perdre quelque chose, perdre des fonctionnalités, perdre des connections, précisément ce qui fait de nous des humains selon eux. En cela, l’Intelligence ambiante dans sa forme ultime de sous-traitance des mémoires humaines… qui vous disperse comme données dans l’environnement, exerce sur nous un attrait qui va bien au-delà de motivations rationnelles ou de raisons socio-culturelles. On veut être en sécurité, point. Pas tellement se sentir en sécurité, car cela peut changer rapidement. Non, on veut être en sécurité. La sécurité comme point de départ, et ensuite, se sentir en liberté. Wow. Est-ce que ce serait possible ? AmI [l’Intelligence ambiante] véhicule cette promesse. Est-ce qu’elle peut la réaliser ? Rien qu’en termes pratiques déjà, qui payera pour la stabilité de ces environnements quand les prix du pétrole dépasseront les 300 dollars ? Quand les changements climatiques provoquent des inondations de grandes zones ? Quand des millions de gens affamés commenceront à grimper les murs de la forteresse Europe ? »

 

Même de notre point de vue déjà fort dégradé, nous les générations enchaînées au mode de vie contemporain, ne voit-on pas ce qu’on perdrait dans un monde où les technologies vérifieraient automatiquement le contenu de notre frigo pour faire de façon autonome des commandes en ligne, où elles communiqueraient avec notre dentiste pendant que nous nous brossons les dents, plaçant hors-jeu cette humanité soi-disant trop peu fiable ? N’a-t-on pas déjà trop abdiqué en chemin, lorsque nombreux sont ceux qui ont « besoin » de technologies complexes comme la cartographie numérique pour se déplacer dans leur environnement immédiat, « besoin » d’envoyer des messages pour simuler une activité sociale, « besoin » de réguler leurs émotions via Netflix, « besoin » de prendre leur pouls pendant qu’ils s’entraînent et se rappeler ainsi qu’ils sont bien vivants… Mais quelle vie…

 

Pour continuer sur le sujet de cette mise à distance du sensible, on pourrait lire l’analyse critique — publiée par Resistere al Nanomondo juste avant l’EXPO2015 qui a eu lieu à Milan en mai 2015 — qui revient sur quelques-uns des nouveaux traits de la convergence entre centres de recherche, entreprises, industries, société civile, médias, etc. :

 

« Au-delà des restaurants dispersés parmi les différents pavillons tenus par des États-nations, des entreprises ou des organisations internationales, l’endroit choisi pour organiser cette expérience scientifico-sensorielle de masse et légitimer les fondements de l’idéologie techno-industrielle a un nom et une localisation précise au sein de l’événement : il s’agit du Future Food District. Ce sera le supermarché du futur, comme disent ceux qui ont longtemps bossé sur ce projet : COOP Italia, une grande chaîne de distribution qui commande des recherches sur la nourriture ; le Boston’s Massachusetts Institute of Technology (MIT), dédié depuis des décennies à la recherche pour l’appareil militaire et industriel ; Mérieux NutriSciences, une entreprise qui se focalise sur la sécurité alimentaire et la recherche sur le marketing sensoriel basé sur les pratiques des consommateurs.

Cet endroit aura été étudié jusque dans les moindres détails, les pensées, les comportements et les choix des gens y seront prévisibles et surveillés, suggérés par le design de la structure même et les technologies omniprésentes. Des représentations 3D, des agences de presse et des vidéos nous donnent déjà un aperçu de ce qui va se passer dans ce Future Food District : les consommateurs (suivis dans leurs mouvements et choix) feront l’expérience de faire leurs courses en réalité augmentée, dépassant les simples sensations biologiques et des informations recueillies, ce sera l’expérience d’un environnement manipulé et géré par des smartphone, des tablettes, des gants, des écouteurs et des caméras. Les achats se feront par carte de crédit ou téléphone portable, interagissant avec des écrans et des robots, utilisant des chariots équipés d’un ordinateur et construits pour devenir un pont relationnel entre consommateurs/clients/touristes, le tout reposant sur des technologies qui nous rappellent les puces RFID dans l’immense océan de l’Internet des Objets.

Un phénomène dangereux lié à l’utilisation de la réalité augmentée concerne les processus psychologiques et sensorielles de l’individu. Ce qui, à première vue, pourrait sembler une extension de l’expérience ordinaire, est en réalité la privation de la perception individuelle de chaque sens humain.

Le choix individuel, réalisé à travers nos sens — ou à travers ce qu’il en reste encore depuis l’irruption des produits industriels, colorés et emballés en fonction des sentiments, pensées et réactions qu’ils sont supposés provoquer —, sera quasi entièrement annulé à l’intérieur de cette réalité augmentée, afin de concentrer toute l’attention sur l’image d’un écran filtrée par des pixels, des applications et, plus généralement, des représentations technologiques du monde extérieur.

De plus, à travers les tablettes et les smartphone, l’individu perdra toute expérience de sentir, de toucher, de voir des vraies couleurs ; l’expérience par intermédiaire d’un appareil électronique sera éditée par des experts en psychologie et en marketing, travaillant au sein des départements de publicité des entreprises. Ceci est la description de la réalité comme elle est perçue à travers des processus technologiques, ce n’est pas la réalité directe. Une image donnée sans qu’elle puisse être vérifiée ou questionnée par l’utilisateur final, car le flux d’informations entre les deux appareils, le processus input et output des données envoyées et reçues, est prédéterminé par les entreprises elles-mêmes.

On a donc le même geste de sélection depuis que la nourriture est devenue une marchandise de supermarché : certains produits, considérés comme non rentables ou inadaptés aux rayons, sont jetés à la poubelle ou relégués vers un marché inférieur, et les informations évaluées par les producteurs comme étant négatives pour la vente d’un produit ou pour sa représentation sur le marché sont exclues du flux de données passant par ces appareils. »

 

Et cela n’était qu’un aspect de l’EXPO 2015, dont le thème ambitieux était « Nourrir la planète, énergie pour la vie », mais qui n’était en réalité qu’une publicité adaptée aux préoccupations populaires du moment. Évidemment, cette « réalité augmentée » a besoin d’un représentant de commerce, suivant la règle selon laquelle toute nouvelle avancée technique doit être présentée dans des termes idéalisés par les gens qui peuvent en tirer le plus de profit. Cela rappelle l’Exposition Mondiale de 1939-1940 à New York, où l’industrie américaine promettait dans un avenir proche le transport individuel par thermopropulsion, l’éradication de toutes les maladies, la disparition de tous les bidonvilles et taudis dans les villes, la fin du labeur grâce aux ordinateurs et à l’automatisation,… Les spécificités de telles promesses n’étaient évidemment pas explicitées, la tendance était et est surtout vers le contrôle et pas l’émancipation. Les équivalents contemporains suivent exactement la même logique et poursuivent les mêmes intérêts avec une même façade charitable (même en étant assez confiant que généralement, des promesses moindres mais plus individualisées continueront à convaincre les accros aux technologies d’aujourd’hui). De plus, l’EXPO de Milan (tout comme le HP Discover à Barcelone, le San Francisco Bay Area, Seattle,…) est un élément de la gentrification en cours de ces villes, à travers la présence du secteur high-tech :

 

« Ce modèle miniature d’un monde soumis aux machines et une vie quotidienne abrutie, qu’ils ont appelé le « Future Food District », atteint un autre but important des organisateurs, comme des partenaires institutionnels et commerciaux de l’EXPO2015 : il s’agit d’un élément-clé pour la politique économique de la Ville de Milan et du gouvernement régional de la Lombardie, un tremplin pour le modèle d’une ‘smart city’ qu’ils veulent vendre pendant les prochaines expositions touristiques, une ville où il sera possible d’expérimenter et de pratiquer la réalité augmentée. Le résultat sera une ville modelée sur le tourisme, une zone urbaine élaborée pour des expériences éphémères, gérée à travers des technologies intrusives et un environnement organisé en fonction des besoins des télécommunications.

 

Tout ça est particulièrement écœurant pour ceux qui sont conscients des conséquences engendrées par la montagne de technologies appliquées à la vie et à l’environnement : plus de pouvoir aux entreprises et aux lobbys qui interviennent dans la politique des institutions et régulent l’interface entre le public et le privé ; plus de délégation à un corps social d’autoproclamés experts comme des scientifiques, des hommes d’affaires et des actionnaires, en défaveur d’autres types de connaissances et surtout de la liberté ; plus d’exploitation de la vie sous toutes ses formes, considérée comme simple sujet d’expérimentation, invoquant l’idée d’une science qui serait neutre et au service du Progrès ; plus de légitimité incombant à la recherche, l’extraction et la production, et la tendance à l’extension sans limite de leur domaine : de notre repas quotidien à la maison jusqu’aux zones non-civilisées encore intactes, les terres et les océans encore sauvages. »

 

Il faut mentionner que l’EXPO2015 à Milan a été perturbée par des émeutes, des destructions et des incendies lors de la manifestation du premier mai 2015 ; et qu’en plus des Italiens qui doivent faire face à des accusations liées aux affrontements impliquant du feu, un procès est en cours pour extrader cinq accusés depuis la Grèce[i].

 

VII

Si les applications de haute technologie dans le Future Food District semblent bien vaines et même un peu éloignées de ce qu’on voit au quotidien, on peut cependant être sûr que les militaires du monde entier ont joué pendant des années avec des versions bien plus complexes et puissantes de tout ce qui passe ensuite au marché civil une fois ré-emballée pour la commercialisation (les fours à micro-ondes et l’Internet même sont deux exemples de ce modèle répété tout au long du 20ième siècle ; et les nanotechnologies ont été réquisitionnées dès le tout début pour améliorer les systèmes de missiles). Les forces armées ont presque toujours été les premières à profiter du capital technologique dans les cultures expansionnistes. Une fois de plus, on retrouve les mêmes entreprises qui vomissent leurs innovations sur ce domaine : HP a été parmi les principaux contractants d’armement et de services militaires du Pentagone (et dans le reste du monde), et en 2006 elle est devenue l’entreprise ayant les plus gros investissements dans les technologies de pointe pour la police et l’armée israéliennes (notamment en ce qui concerne l’introduction de la carte d’identité biométrique et le système des postes de contrôle BASEL). Pour donner un autre exemple du lien entre le modèle du « Smarter Planet » et sa version kaki : le projet commun de HP Labs et de la US Army pour développer un bracelet flexible équipé d’un mini-ordinateur était présenté comme quelque chose qui pourrait aussi servir aux patients d’hôpitaux dans l’avenir… Celui qui doute encore de la gravité de la situation, peut s’amuser à consulter les données générées par un tel bracelet — on saura à quoi s’attendre en les laissant proliférer.

 

L’Internet des Objets était un thème récurrent lors des trois jours de conférence de l’Association de Communications et d’Électroniques des Forces Armées de l’OTAN qui se sont déroulés en été 2015 à Madrid. Reconnaissant sans broncher le rapport entre les forces armées et les entreprises, Tony Boyle, le directeur de Global Service Market Development and Partnering de l’entreprise British Telecom, écrivait dans son rapport suite à la conférence que « British Telecom fournit des capacités à un niveau national comme outre-mer, protégeant des éléments critiques de l’appareil défensif et sécuritaire du Royaume-Uni. Cela veut dire que nous protégeons aussi des entreprises partout dans le monde. » (Par exemple, en plus d’utiliser des puces RFID au Royaume-Uni pour tracer des paquets livrés par la poste, British Telecom les utilise aussi pour surveiller des « intérêts » pour les bases militaires britanniques) Tony Boyle a prononcé une présentation clé sur l’utilisation de l’Internet des Objets sur le champ de bataille, souligné l’importance militaire du cloud computing et de l’analyse de prédiction et lancé une invitation pour le Defence and Security Equipment International (DSEI) 2015 à Londres, où British Telecom allait « se vanter » de quelques « nouvelles solutions » sur lesquelles l’entreprise a travaillé.

 

Aujourd’hui, avec l’instabilité grandissante et alors que l’étau se resserre aux frontières et sur les marchés, le militaire assume plus de fonctions policières civiles que jamais pendant que de nombreuses sections de la police deviennent de plus en plus militarisées. Dans une telle situation, on se désenchante quant à l’idée d’une déconnexion brutale au mains de l’armée (ou d’autres autoritaires) voulant renforcer le contrôle sur une zone : si on tient compte des précédents bombardements ciblés d’hôpitaux et d’autres infrastructures civiles pendant et après la première guerre d’Irak, une Smart City (ou Village, ou Campagne) utilisée de façon offensive pourrait se révéler plus mortelle que jamais.

 

« Comparées aux progrès technologiques des derniers siècles, ces nouvelles expérimentations vont très vite et peuvent profondément transformer notre société. En plus, elles ne sont pas réalisées dans des laboratoires souterrains secrets protégés par des fils barbelés. De tels laboratoires existent certainement, mais ce ne sont pas les seuls. La domination mondiale décentralise ses créations mortifères dans de nombreuses structures de recherche, privées ou publiques (universités, centres de recherche nationaux,…). Ce n’est pas qu’une seule structure est responsable pour l’élaboration de armes létales ou d’instruments de contrôle sophistiqués ; bien au contraire, nombreux centres travaillent ensemble sur de tels projets, chacun contribuant à des parties du projet de recherche.[…]

Le lien entre l’industrie et la recherche se renforce à travers des investissements, des collaborations, des projets communs entre universités, centres de recherches et entreprises… mais au fin de créer quoi ? Pourquoi est-ce que ces technologies prolifèrent ? Aucun développement technologique n’est possible sans un travail tenace de persuasion qui le rende possible. La fomentation de la peur est cruciale dans ce contexte : des raisons de sécurité, la menace de potentielles attaques terroristes avec ces armes biologiques, la défense des frontières créent le bon climat de consensus pour introduire sans honte des technologies de mort et des systèmes de sécurité qui suppriment la liberté. Peut-être l’époque de la guerre froide n’est pas si loin, et peut-être elle ne s’est jamais vraiment arrêtée. Y a-t-il quelque chose de plus destructeur que des armes nucléaires utilisées contre un pays voisin ? Des scientifiques renommés partout dans le monde travaillent là-dessus, en particulier au sein des centres de recherche publics ‘innocents’ qui n’ont pas besoin de fils barbelés. »

 

VIII

De nos expériences, il semble clair qu’un grand nombre d’avancées technologiques ne permettent pas qu’on reste « en dehors » pour longtemps sans la menace de grands désavantages sociaux. Nous sommes presque tous obligés maintenant d’utiliser des ordinateurs, au moins dans quelques sphères de nos vies, car la société s’est complètement reformée autour de l’existence des ordinateurs : boulots, bureaucratie, commerce et « culture ». (Il n’est par exemple pas exceptionnel qu’un employeur décide d’embaucher une personne sur base de son profil sur les médias sociaux plutôt que sur base d’un entretien.) L’Internet des Objets, le Système Nerveux Central de la Planète, l’Intelligence Ambiante, la Réalité Augmentée, la Smarter Planet, peu importe la dénomination, portera ce principe à un autre niveau, car on n’aura plus de contrôle (et souvent même pas une connaissance réelle) sur à qui et quand on communique quelles informations.

 

Nina Turner, chef de recherche chez IDC, remarque que : « le point clé de l’Internet des Objets, c’est que cela ne va pas se passer à une certain date. Il va grandir graduellement avec le degré de connaissance que les gens acquièrent du système ; lorsque les gens s’y essaient, son acceptation et implémentation grandiront. »

 

Derrière la suggestion perverse que « les gens » vont simplement choisir d’essayer cet environnement technologique ultra-spécialisé de leur propre initiative, le chantage est clair : collaborer ou rester en arrière, pour ensuite être piétinés.

 

Pendant qu’on nous rassure sur l’idée que les éléments de cette Smarter Planet sont immanents à travers des milliards investis dans la publicité et les médias, occasionnellement des débats ne manqueront pas de surgir quant à l’aspect éthique de tel ou tel élément. L’establishment scientifique a appris de la résistance aux organismes génétiquement modifiés, ou, avant ça, de la première manche contre le nucléaire. Il sait maintenant comment donner l’impression d’une participation citoyenne, en ne faisant que valoriser l’image d’une innovation pour, au final, renforcer son acceptation. Les entreprises semblent confiantes que, s’il pourrait y avoir peu ou pas de demande du tout parmi la population pour ce nouveau réseau, la demande peut toujours être fabriquée, comme cela a été fait tant de fois par le passé (pour tout le brol qui s’accumule autour de nous et flotte dans les océans), et qu’ils réussiront à faire presser le pas aux masses qui au final, embrasseront les nouvelles technologies.

 

Tout cet appétit pour rendre le monde plus « intelligent » est évidemment réalisé en rendant l’homme plus « bête », la pile qui alimente le gadget, rien d’autre. Est-ce qu’on veut que notre capacité d’évaluation, notre intelligence, nos sensations et au final, nos éthiques soient mis en sous-traitance et automatisés ? Car c’est exactement là où les transformations en cours vont nous mener, à cette capacité réduite de se débarrasser des normes et des standards prescrits et encodés dans les technologies qui nous entourent.

 

Pourtant, il y aura toujours l’espace d’une autre approche que le débat cordial avec les experts et les lobbies qui est le terrain favori des industriels, qui n’hésitent pas à se présenter comme les mécènes de l’humanité ; un souci qu’on peut déduire des mots de Sam Palmisano (pendant 10 ans le chef d’IBM) :

 

« Pensez à la perspective d’un trillion d’objets connectés et instrumentés — voitures, appareils électroménagers, caméras, routes, pipelines,… même le cheptel et les médicaments. Et alors pensez au nombre d’informations générées par l’interaction de tous ces objets. C’est sans précédent. »

 

« Des nouveaux modèles de technologie… aux nouvelles formes d’entreprises… aux nouveaux rôles de l’individu dans la vie moderne… on va entrer dans un monde très différent. »

 

« Mais l’idée de puces dans votre corps, d’avaler des pilules qui surveilleront votre santé, partageant des données avec les compagnies d’assurances et les employeurs — tout le monde ne sera pas forcément enthousiaste. »

 

Déjà menacé par un environnement urbain stérile qui pèse quotidiennement sur nous, où la plupart des êtres humains qu’on rencontre sont moins habitués à la sensation de l’herbe, du vent ou d’une autre personne qu’à un clavier et un écran d’un appareil, nous sommes du côté de ceux qui n’acceptent pas la voie où la société technologique-industrielle cherche à nous mener. On le dit clairement : nous ne croyons pas que le supposé monde « post-écologique » des nanoscientifiques et des transhumanistes serait autre chose qu’un désastre, car l’humanité est inséparablement enchevêtrée dans les transferts circulaires d’énergie (hors de portée de calcul par des machines) qui nous lient à d’autres animaux, aux plantes, aux régions — et en négligeant cette base de l’existence, la civilisation a déjà mis en danger la biodiversité elle-même sur la planète. Nous ne nous laissons pas distraire par les masques bienveillants que les technologies arborent quelquefois: quand elles ne répondent pas à des « besoins » totalement fabriqués, elles sont presque toutes factices, ou constituent au mieux des solutions temporaires aux problèmes générés par l’organisation sociale et les manigances des puissants — non par le manque de technologies.

 

Ils cherchent à structurer notre monde afin qu’on ait besoin de leur machine. On cherche à vivre différemment. Nous avons nos propres désirs, une autre approche de ce qui nous entoure, et ce n’est pas le modèle de la Capitale Verte Européenne (un titre portée cette année par Bristol, incidemment la ville qui accueille le siège européen de HP Labs). Nos rêves sont des pousses perçant l’asphalte et s’entortillant autour des ruines des immeubles de bureaux ; des arbustes qui poussent dans l’espace vide d’anciens dépôts de gazole et de garages abandonnés ; des rues repeuplées par le sauvage, par nous et par d’autres espèces qui auparavant étaient bannies ou enfermées. Ensemble, nous toutes et tous, respirant libérés de leur poison, débarrassés du vacarme incessant des moteurs, jusqu’au jour où on n’entend que chants des oiseaux et plus la circulation routière.

 

Si cela est probable, ou même possible reste une question ouverte pour nous. Advienne que pourra, notre aventure consiste à le rechercher, sachant qu’en faisant cela, nos vies seront compliquées, mais sans doute plus riches. Aldo Leopold avait peut-être raison quand il disait que la malédiction de chérir de tels rêves est d’être parfaitement conscient de « vivre dans un monde meurtri », mais au-delà des réseaux d’oppression et d’aliénation qui traversent nos vies, on peut avoir un avant-goût de la liberté que nous poursuivons. Craquant l’allumette de nos pensées insurgées contre les hauts murs de l’existant, que les passions prennent feu… Entre temps, nous serons des fantômes dans leur système, esquivant le regard de l’appareil sécuritaire et entrant sur le domaine des avancées technologies, pas pour y débattre, mais pour s’y opposer matériellement. Si le lockdown totalitaire de l’Internet des Objets est leur vision de l’avenir, une autre vision a incendié nos esprits.

 

« Certains d’entre nous sont nés avec un défaut, celui de ne pas être loyal envers la machine. »

(Adrián Magdaleno, détenu par l’État mexicain pour ses actions pour la libération animale et de la terre).

 

IX

C’est généralement le moment où un texte comme celui-ci vire à l’exhortation, l’encouragement et la flagornerie. Et, nous ne le nierons pas, nous écrivons en partie à cause du désir de tendre la main à ceux que nous ne connaissons pas, de trouver ceux qui, comme les lucioles dans la nuit, tireront de ces mots quelque chose que nous avons essayé de leur faire parvenir ; ou juste pour voir ce qui se passera et quels échos un tel texte pourra avoir. Ce que par contre nous ne ferons pas, c’est de nous lancer dans une prescription pour la lutte et l’avenir, une analyse limpide des points les plus faibles du système, l’élaboration d’une « stratégie objective » pour les « révolutionnaires ». On ne sait pas si les opportunités pour contribuer sérieusement à une déstabilisation de la société techno-industrielle peuvent être saisies par nous ou par d’autres comme nous, mais ce que nous voyons dans nos vies quotidiennes et tirons des histoires (non-officielles) nous dit que l’ordre dominant n’est jamais aussi stable qu’il se présente.

 

En fait, la permanence supposée de l’infrastructure technologique repose sur une image de celle-ci comme éphémère et invincible en même temps. Éphémère, dans le sens où on ne nous apprend pas et on ne peut probablement pas comprendre l’ensemble du fonctionnement et de l’interdépendance des réseaux et des flux régionaux, nationaux et internationaux qui perpétuent l’ordre dominant comme on le connaît ; et à l’époque de l’Internet des Objets, même les éléments visibles semblent se fondre dans les ondes. Invincible, dans le sens où l’artifice qu’elle compose semble omnipotent, omniprésent, et surtout apprécié et loué par une grande partie de la population dans les pays « développés ». Mais — tout comme les applications technologiques de nos temps nécessitent les minéraux et leurs traitement qui pillent la planète hors du regard direct des métropoles — les réseaux et les flux dépendent d’infrastructures physiques : de câbles, fibres optiques, antennes, relais, écrans, serveurs, programmeurs, ingénieurs.

 

Qu’est-ce que ça pourra vouloir dire de se battre contre des entités aussi monstrueuses que celles annonçant la Smarter Planet ? Certains des plans les plus avancés pour le Meilleur des Mondes se mettent déjà en place dans des zones urbaines conçues spécialement à cette fin de l’Asie du Sud-Est (Singapour, Corée du Sud,…), mais ce serait une erreur de croire que c’est ainsi que ça commence pour de bon. C’est l’abstraction qui nous empêche de voir ce qui se tient juste devant nous, présentant le développement technologique comme étant là où, loin de nos vies quotidiennes, l’approfondissement du contrôle est affiné.

 

En réalité, les avancées de la société techno-industrielle se diffusent à travers tout le territoire ; elles ne se limitent pas non plus aux zones industrielles de haute technologie (Silicon Valley, MINATEC à Grenoble, Bristol-Bath design cluster), mais se diffusent plutôt à l’intérieur d’innocents départements dans d’innombrables universités, bureaux régionaux des entreprises, accueillies et promues lors d’événements publics, inventées sur Internet et transmises par des pylônes, se répandant dans la géographie urbaine ou rurale,… Bref, le laboratoire, c’est l’ensemble de la métropole et de ses colonies, c’est-à-dire, à ce point, la plupart de la planète.

 

Parfois on n’aura pas tous la cohérence des frappes ciblant les centres de recherche et d’autres tours de la techno-science. On ne pense alors pas seulement aux attaques contre les propagateurs des bio-technologies au Mexique ; on ne peut pas s’empêcher de penser aux perturbations passées des veines de transmission transnationale de l’énergie électrique, dans les Alpes et ailleurs, qui accélèrent la course de ce monde vers sa réification et son annihilation. Nous pensons que pour chaque siège d’entreprise ou chaque nœud d’informations qui peuvent être brûlés, il y a des kilomètres de fibres optiques qui relient les commerces et l’industrie, placent les masses sous perfusion d’opiacés, récupérant dans la foulée les données tant enviées. Pour chaque structure de surveillance sabotée (caméras, antennes de téléphonie mobile, lecteurs de cartes), il y a un technicien de haut rang tirant profit de l’intoxication technologique de la planète, se promènera pour toujours estropié. Les expositions et la propagande des développeurs peuvent être sabotées et ridiculisées, des attitudes positives envers la technologie peuvent être confrontées et critiquées dans nos propres rapports sociaux si une possibilité de subversion semble possible. Il y a aussi les chaînes d’apprivoisement de combustible ou de machinerie, tout comme les flux d’énergies et de données (qui ne sont pas aussi « intelligents » qu’ils aimeraient nous faire croire quand il s’agit d’une perturbation à leurs goulots) ; et il y a aussi la nécessité de défendre et de nourrir la sensibilité envers ce qui est pour une fois sont des véritables liens — une base agricole saine et différente, un trajectoire sauvage de défi et de dé-civilisation, le rejet des appareils,… Même si pour beaucoup d’entre nous, il est difficile d’imaginer la moindre forme de connexion écologique signifiante dans nos vies urbaines, rien ne semble pouvoir nous donner le ressort tout au long de la vie qui pourrait nous tenir en tension contre l’existant sans aigrir et pourrir à l’intérieur.

 

Ces mots ne sont pas nouveaux. Et, évidemment, nous ne lançons pas non plus un appel réductionniste à laisser tomber toutes les luttes sauf celles contre les systèmes technologiques (ou ses branches spécifiques qu’on a décrites tout au long de ce texte). Une telle analyse nous a toujours parue assez naïve devant le caractère plus profond de l’aliénation et des structures du pouvoir que nous voulons éradiquer. De plus, nos compagnons feront ce qu’ils veulent… Nous voudrions juste demander à ceux dont l’esprit est orienté vers la sorte de libération que nous poursuivons, de réfléchir prudemment à la nature des forces qui pacifient et désamorcent actuellement une grande partie de la population, et des forces qui s’opposeront à toute sorte de lutte qui s’attaque au Léviathan autoritaire. De plus en plus, ce sont et ce seront les forces de la sphère technologique.

i L’extradition n’aura finalement jamais lieu.